La petite robe noire
Emma a compté les moutons durant des heures. L’individu qui a imaginé cette stratégie doit être un pur escroc. Dans son dos, la petite voix en a profité pour tenir le crachoir : « Tu mets ton ensemble pantalon ou ta petite robe noire ? Tu as bien imprimé la dernière version du projet ? Et défends bien ton idée ! Je te connais, tu ne t’imposes pas assez ! Si tu flippes, tu l’imagines tout nu, il parait que c’est infaillible ...»
Quand le réveil a sonné, elle venait de s’endormir…
Louis sursaute quand il remarque sa mine inquiète.
- Je vois beaucoup de fantômes dans vos yeux, Madame !
Troublée, Emma fait mine de froncer les sourcils. C’est vrai qu’il voit juste, Louis, il voit jusqu’au au bout du cœur. Il voit que sa mère lui manque en ce moment. Sûr qu’elle la réconforterait, lui dirait « Vas-y, ma chérie, tes créations vont rendre leur dignité à des femmes. Je suis tellement fière de toi ! » Et son père, s’il était un vrai père, il lui enverrait un petit message d’encouragement. Les mots, ça permet d’effacer des pages d’Histoire…
On la croirait sortie d’un écran de cinéma avec sa petite robe noire à col rond, son turban citron, ses escarpins noirs et son grand sac à main orange. Tout en elle respire audace et élégance.
Avant de partir, Louis lui a dit :
- Madame, vous me voyez tout étourdi devant tant de beauté. Je chancelle, Madame, je vacille !
Elle a détourné le regard, comme intimidée devant pareil aveu. Faut dire que la vie ne l’a pas habituée à être le rayon de soleil de quelqu’un.
Il y a du monde sur le quai du métro. Ça va, ça vient, ça se croise sans un mot, ça pianote sur son smartphone, ça consulte sa montre, ça fouille dans son sac, ça fait les cent pas, ça fixe le sol, ça se tortille sur place, ça jette des regards furtifs puis ça se referme sur soi. Ça pue la solitude et l’indifférence.
Au milieu de ce décor, Emma. Dans ses mains, un dossier: le plan détaillé de sa collaboration avec l’hôpital.
On pourrait la prendre pour un mannequin, une artiste, une étudiante, une femme d’affaires. Elle est tout à la fois.
Ses lèvres remuent discrètement, ses yeux voyagent de ligne en ligne, son index tourne les pages à la cadence d’un métronome dans un brouhaha constant.
La petite voix se fait confiante : « Tu vas aller loin, Emma, je le sens… »
Emma sourit discrètement. Elle est prête.
A l’atelier, tout est calme, tout est trop calme sans Emma dans les parages.
« Ce silence est si parfait qu’il en devient suspect » s’entend dire Louis. Ce matin, il semble inquiet, il ne se reconnait pas. Il voudrait tant être une petite souris et être aux premières loges dans le cabinet du directeur.
« Que le docteur Martin s’avise de rejeter le projet de Madame et je m’enflamme aussitôt ! » dit-il en pointant du doigt.
La petite Emma, c’est sa muse, son soleil, sa fontaine de jouvence. Qui serait-il sans elle ? Une trace du passé, un objet d’art traînant sur un étal au marché des antiquaires. Un point c’est tout.
Le métro s’annonce. Emma referme son dossier comme on referme un chapitre. Il est 9h 11. Elle sera à l’heure au rendez-vous.
Elle monte dans la dernière voiture, suivie par une foule de navetteurs qui se transforment rapidement en sardines dans l’allée centrale.
Son regard se pose sur une jeune maman qui porte son bébé en bandoulière. Un jour, quand elle aura réalisé son rêve, elle sera cette femme-là.
Lorsque le métro quitte la station, un grondement sourd monte, suivi du ronronnement régulier des wagons sur les rails. Une berceuse écrite pour les navetteurs. Puis, sans prévenir, un cri déchire la rame. Panique. Une détonation. Fracas. Des flammes. Une chaleur féroce. Des corps et des morceaux de métal s’enchevêtrent dans une fumée âcre. L’apocalypse. Un silence sidéral. Puis des gémissements. Puis plus rien.
Un smartphone s’époumone au milieu des ruines. Il hurle tous les espoirs d’Emma :
« Mademoiselle, c’est Georges… Bonne nouvelle ! Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles ! Monsieur Pasquier, votre père, a effacé toutes traces de découvert. Vous voilà partie pour une nouvelle vie, mademoiselle ! »
FIN
Bonjour Colette,
RépondreSupprimerJ’ai enfin compris que Louis est le miroir ! Je n’avais pas d’excuses, j’aurais dû lire ta nouvelle depuis le début. Et, à présent, je comprends parfaitement ce langage « vieille France ».
Notre Louis vacille devant, non seulement le talent d’Emma, mais aussi devant sa beauté et son élégance. De plus, il lui doit, la vie !
Emma, suite à un attentat terroriste dans le métro, va découvrir une nouvelle vie !
Belle histoire bien contée (belle écriture). Bravo, j’aurai beaucoup de plaisir à lire l’entièreté de ton récit.
Cordialement, Christian
Bonjour Colette,
RépondreSupprimerQuelle progression vers une fin explosive ! Pardon, je pense évidemment aux attentats de Bruxelles et surtout aux victimes...
Que d'observations !
Une nuit d'angoisse et sans sommeil...
Une photographie cruellement réaliste d'un quai de métro...
Un gsm qui sonne dans le vide...
Dans le vide ? Dans un amas de corps et de ferrailles !
Tu fais fort, je ne m'attendais pas du tout à cette fin.
Remarquablement écrite !
J'apprécie également l'alternance de paragraphes, tantôt légers, tantôt plus angoissés avant de finir le dernier paragraphe sur une nouvelle inutile, ironique pour une jolie personne en petite robe noire et turban jaune citron...
Formidable nouvelle dont j'attends avec impatience la version définitive.
Encore bravo,
bien à toi, Jan.
Bonjour Colette,
RépondreSupprimerOn souhaiterait pour Emma qu'il y ait une vie après la mort; qui sait ?
Elle pourrait peut-être être comblée, et puis avoir un enfant.
Je ne pourrais pas mieux dire que le commentaire de Jan.
Mais que devient Louis, si Emma meurt ? Leurs âmes se retrouvent-elles, par delà cette mort ? Et la petite voix, est-ce qu'elle meurt, elle aussi ?
J'aime beaucoup les paragraphes "Il y a du monde " jusque "l'indifférence" et aussi "Puis sans prévenir, un cri" jusque "Puis plus rien".
Emma referme son dossier comme on referme un chapitre.
Elle en ouvrira peut-être d'autres ? D'autres vies ?
Félicitations pour cette magnifique nouvelle !
Gisèle
Bonjour Collette,
RépondreSupprimerQuand j'ai lu " Métro, 9:11", je me suis dit :
"Aïe, ça sent le Maelbeek". Et oui, évidemment...Bien joué , nom de tonnerre! Quelle belle chute! Bien sûr, j'aurais aimé une chute plus heureuse pour Emma mais...ce n'est qu'une nouvelle. Gros soupir.
Rythme, ambiance, descriptions, petite voix: tout les points d'actions donnent l'impression d'y être.
On peut peut-être jouer avec les tissus, les rentre vivants: avant l'attentat. Ca permettrait peut-être laisser le lecteur imaginer qu'après cette mort là, il reste quelque chose d'autre : la vie des créations de la modéliste. Peut-on imaginer que, après la mort, la "petite voix" subsiste? Mais est-ce vraiment utile?
Une autre idée encore : et si tout se figeait, dans cette mort-là, et restait dans attente perpétuelle en rendant vie à l'héroïne dans l'autre Monde. J'ai l'impression que j'ai pas envie qu'elle meurt, cette petite...
Bref: félicitation!
Patrick
Super: "Les mots, ça permet d’effacer des pages d’Histoire…"
RépondreSupprimerJe vois beaucoup de fantômes dans vos yeux, Madame !"
Je comprends pourquoi! J'ai eu la chair de poule, je n'ai pas vu venir la fin. Elle meurt quelques min avant la bonne nouvelle! .
Que va devenir Louis? Mourir sans savoir que son père est intervenu pour un nouveau départ!
"Ça pue la solitude et l’indifférence. " et la MORT. Elle était bien à l'heure pour mourir.
Rien à dire . Chapeau colette!
J'adore le style.
Bravo.
Nadera
Bonjour Colette,
RépondreSupprimerQu’ajouter aux commentaires aussi fouillés qu’enthousiastes de tes compagnons de route, sinon merci pour ce moment de lecture, même si, comme les autres, je suis attristée par la mort d ‘Emma ? Un dénouement époustouflant. Un texte superbe avec des passages d’anthologie : la foule sur le quai et l’explosion, entre autres. Et aussi l’habileté avec laquelle tu accroches ce dénouement violent à une nouvelle qui n’avait pas de dimension tragique jusque-là, une héroïne jeune confrontée à des problèmes banals de gestion d’une activité plutôt légère et élégante. Et soudain : 39 mots qui font tout basculer. Superbe maîtrise de l’écriture.
Pour ta mise au point finale : guère de travail : une relecture attentive et basta !
Liliane
C'est trop injuste ! Au moment où Emma réussit le pari de doper le moral des malades et où ses ennuis financiers s'estompent, sa vie explose dans un attentat. Elle ne saura jamais qu'elle peut enfin dormir tranquille, ni combien de femmes peuvent lui être reconnaissantes. La lectrice que je suis reste choquée par cet accident que personne n'a vu venir, ton écriture en coup de poing en souligne la violence.
RépondreSupprimerBravo, Colette, pour cette nouvelle centrée sur une jeune femme douée, enthousiaste, humaine, dont la vie trop courte et inachevée est pourtant pleine de sens, indispensable.
Marie-Claire