La dernière carte
Perdu au milieu de dentelles, d’organza et de soie, le crayon noir se pose sur la feuille blanche, hésite d’abord puis glisse, court, danse et entre en transe. Un spectacle de haut vol.
Emma a du mal à suivre le rythme des idées qui déboulent de sa tête. Les esquisses se suivent, mais finissent toutes en boulettes de papier pour atterrir dans la corbeille.
- Je suis nulle, nulle, archi nulle ! Tout ça, c’est du déjà vu !
Louis fronce les sourcils et croise les bras.
- Nulle ? Vous, Madame ? Si votre esprit se trouve dépourvu d’imagination, alors je ne me nomme point Louis ! Auriez-vous omis d’ouvrir le bon œil ?
- Je veux de l’audace, de l’innovation, rien d’autre ! Pour être irremplaçable, il faut être différente, Louis ! C’était le slogan de Coco Chanel.
Le regard de la modiste tombe alors sur l’œil de paon qui semble lui faire les doux yeux.
- Louis, tu perçois ce que les autres ne voient pas encore. Tu es mon troisième œil !
Il acquiesce d’un signe de tête digne des grands monarques.
- Monsieur Gaetano va nous dérouler le tapis rouge !
Et quand un Capricorne se met en tête de terminer les croquis le soir-même, pas question de déranger. Le comptable choisit pourtant l’heure de midi pour faire état de la situation. Autant dire qu’il a intérêt à être bref, l’inspiration ça s’envole en moins de deux.
Le ton est plus que sec, pour ne pas dire hostile.
- Bonjour Georges, je vous croyais mort ! Pas de nouvelle, bonne nouvelle, dit-on !
Un silence glacial s’installe. La température de l'atelier a chuté de quelques degrés.
- Mademoiselle, après avoir revérifié les comptes, je me suis aperçu que…
Décontenancé, l’homme ne trouve plus ses mots.
- Accouchez, Georges !
- Voilà… Figurez-vous que…
- Que quoi, Georges ? Que vous vous rendez compte de votre incompétence ?
Louis la fusille du regard. Georges, lui, fulmine.
- Si vous voulez passer votre mauvaise humeur, cherchez un autre pigeon ! Au revoir, Mademoiselle !
- Excusez-moi, Georges, mes paroles ont dépassé ma pensée ! Quand je crée, je suis invivable, je le sais.
Un silence lourd de reproches brouille la ligne. Emma prend les devants :
- Je vous écoute, mon petit Georges !
- Bon. Vos projets avec la Monnaie se concrétisent ou pas?
- C’est en bonne voie.
- Je vais jouer la dernière carte, sinon les carottes sont cuites! Envoyez-moi une procuration pour la banque et priez le Ciel qu’un miracle se produise !
Emma redevient la petite fille docile de huit ans.
- Mon avenir est entre vos mains, Georges !
Piqué au vif, Louis se mure dans le silence.
Tout le reste de la journée, Emma s’affaire à rendre Carmen, Don José, Mercedes et toute la troupe inoubliables. C’est dans le détail que se révèle l’excellence ! lui rabâchait son père quand elle ramenait ses notes. Ses mots étaient rugueux, cassants, mordants, ils lui abîmaient le cœur mais c’était de l’ordre de l’invisible.
Aujourd’hui, ces mots, elle les veut porteurs de réussite.
La voix de Zoé l’interrompt dans ses pensées.
- Je passe en coup de vent. Vous ne me croirez jamais, Madame Emma, mais à l’hôpital, vous êtes devenue la coqueluche du service et ça grimpe aux étages ! Plus que ça, le directeur médical veut vous rencontrer.
- Mon petit doigt me dit que vous y êtes pour quelque chose, Zoé !
- Moi ? Je file, on m’attend !
Louis, en grand seigneur, reste de marbre.
Le portable sonne. Un numéro inconnu s’affiche.
- Mademoiselle Pasquier ? Ici, le docteur Martin, directeur médical de Saint Barthélémy. J’ai reçu une lettre très émouvante de Zoé qui me dit que vous avez changé sa vie !
Emma reçoit les mots comme un cadeau.
- J'ai essayé de l'aider à accepter, c'est tout.
- C’est une innovation remarquable qui montre votre humanité, Mademoiselle ! De nos jours, cela fait parfois défaut.
J'aimerais vous rencontrer pour discuter de votre projet et peut-être le proposer auprès de la Fondation qui alloue les fonds et ainsi améliorer le bien-être de nos patients.
- J’en suis très touchée, docteur !
- La campagne de communication interne est chose faite. Zoé a même conquis le personnel ! Je vous attends demain dans mon bureau, Mademoiselle Pasquier !
Louis essuie une larme.
Bonjour Colette,
RépondreSupprimerPlus les textes se suivent, plus il devient difficile de dire des choses nouvelles sur l'écriture que je trouve captivante.
Bien trouvé la jalousie de Louis vis à vis du comptable et même de Zoé !
Et si le vent tournait enfin pour Emma ?
Ce serait sans doute trop facile mais pourquoi pas si tu trouves l'émotion qui fera que le lecteur adhère à cette fin !
(à cette heure, je ne sais pas quelle fin te réserve le dé !)
J'attends avec impatience le dénouement de ton histoire en espérant être encore étonné.
Bien à toi,
Jan.
Bonjour Colette, j'ai fait l'impasse sur les commentaires du texte précédent mais je suis enchantée de la place que prend l’œil de la plume de paon. Cependant dans ce texte, il me semble qu'il y a répétition quant au fait que Louis XV soit un visionnaire...
RépondreSupprimerIl n'empêche que l'ensemble est remarquable. Quelle vivacité dans l'écriture et dans les dialogues où tous les personnages importants interviennent et font avancer l'action. Bravo !
Gisèle
Bonjour Colette,
RépondreSupprimerCe cher Louis, toujours vieille France. Mais pourquoi est-il piqué au vif lorsqu’Emma dit à Georges qu’il a son avenir entre ses mains, reste de marbre par la suite pour finalement essuyer une larme. Trop sensible l’amoureux transi !?
Et Georges qui, in fine, ne nous apprend pas la situation financière catastrophique dans laquelle se retrouve notre créatrice de costume.
Par contre, on comprend facilement qu’Emma soit « indisposée » par l’intrusion de Georges alors qu’elle tente de créer. Elle le reçoit très froidement mais, en bonne patronne, fini par s’excuser. Cependant « je vous écoute mon petit Georges » me semble assez rabaissant.
Chère Colette, j’avoue ma culpabilité, je n’ai pas lu ta nouvelle depuis le début mais je me réjouis qu’il se pourrait que les ennuis financiers soient derrière Emma grâce à Zoé et au dr. Martin.
Bravo. Belle écriture. Au plaisir de lire l’épilogue. Cordialement, Christian .
Bonjour Colette
RépondreSupprimerIl y a quelque chose de ..."plume de paon", de "Grand seigneur" dans la texte . On sent, on vit presque l'audace, on devine la danse du crayon : ça fusille, ça fulmine. Oui c'est ça, il y a ... un rythme, court et rapide, pas de retenue, quand elle crée. Puis, oui, elle redevient "petite fille", avec retenue cette fois. Calme et lente. Et s'en excuse. Donc, l'avenir du texte devient plus entre nos mains, comme si c'est nous qui allions écrire.
Et puis, il a ce "fond", presque contradictoire: d'un côté, ce aspect "grand seigneur" précité, et puis cet autre côté, plus "humanitaire", qui "aide à accepter. L' Autre.
Voilà ce que je ressens.
Merci à toi!
Très cordialement
Patrick
Bonjour Colette,
RépondreSupprimerIl y'a des hauts et des bas.
Situation financière catastrophique . Pourquoi George s'est il déplacer au lieu de tél ou faire un rappel par mail?
Emma sait déjà qu'elle est sur la sellette au niveau de ses finances. Il y'a aussi les bonnes nouvelles la reconnaissance de son talent. Oui et alors quoi au niveau de ses finances? Et si George était venu annoncer autre chose? Louis voit des choses que je ne vois pas.
Bon dimanche .
Ndera
Bonjour Colette,
RépondreSupprimerPour commencer, je citerai Jan : » Plus les textes se suivent, plus il devient difficile de dire des choses nouvelles sur l'écriture que je trouve captivante. » J’en suis là aussi !
Une journée en deux remps pour Emma : l’angoisse à propos de l’opéra et le soulagement grâce à la perspective d’une collaboration avec l’hôpital.
Les différents moments sont rendus avec habileté : l’inquiétude, la mauvaise humeur… qui se déverse avec condescendance sur le brave Georges !
Le point fort du texte, c’est Louis, le miroir dont on se demande ce qu’il pense vraiment, ce qu’’il souhaite pour Emma. On a l’impression qu’il est jaloux des personnes qui la côtoient et qu’il la voudrait dans le malheur pour avoir prise sur elle. Une sorte d’amoureux, genre Alceste qui souhaite les pires maux à celle qu’il aime pour être son seul soutien ?
Je n’ai pas l’impression que la larme qu’il essuie à la fin soit une larme de joie, mais plutôt de dépit. Evidemment, je peux me tromper.
Il te reste maintenant à écrire le dénouement.
Si tu as besoin d’une consigne, ce dont je doute, je te suggère l’échec total pour Emma, même à l’hôpital. Elle est écrasée. Quant au miroir… Et si tu veux une couleur : le gris.
Bon travail,
Liliane