mardi 18 mars 2025

 Le visionnaire 

 

C’est une nuit sans lune, sans étoiles, une nuit où les cauchemars surgissent des tiroirs en faisant les quatre cents coups. L’homme au 44 fait la roue devant Zoé, le gant de boxe fracasse le visage de Louis sous le regard impassible de l’œil de paon et, hilare,  le comptable, transforme les factures en confettis pour s’en faire un chapeau cloche. 

Emma se redresse en sursaut, le cœur battant. L’angoisse lui serre la gorge, lui comprime la poitrine, elle n’a qu’une envie :

Tirer les rideaux, 

Ouvrir la fenêtre,

Avaler de grandes lampées d’air frais. 

Prendre une douche,

Noyer les images,

Descendre à l’atelier

S’assurer de l’état de Louis,

Avaler lentement un café serré

Et lire les messages sur son portable. 

Grand moment d’effroi. Elle plaque une main sur sa bouche, devient livide, s’assure d’avoir bien compris le texto glacial plaqué sur l’écran. Par-dessus son épaule, la petite voix donne son opinion :

-       Non, ce n’est pas possible, Emma ! Ne me dis pas que tu as oublié ça! Dis, tu veux finir à l’échafaud comme Marie-Antoinette ?   

Emma se tient la tête entre les mains, elle en assez de l’entendre jouer au bon Samaritain. Elle est adulte, non ? Alors, d’un geste vif, elle repousse la tasse de café qui s’écrase au sol en décorant son pantalon de lin. Elle hausse les épaules et profère tous les mots interdits dans la bonne société. Pfiou …. Ça fait un bien fou !

Soulagée, elle s’installe face à Louis comme une petite fille dans un confessionnal. 

Louis la regarde, l’œil inquiet. 

-       Que vois-je ? Votre mine est bien chagrine, Madame !

-       Je ne me relèverai pas de ça, Louis ! 

-       Daignez m’en instruire davantage pour que je puisse vous porter secours, Madame!

-       Voilà, hier j’ai oublié le rendez-vous de 14h avec le directeur de la Monnaie. Je devais lui présenter mes projets pour Carmen. C’est une catastrophe, Louis !  

Le tiroir s’empare illico de la mauvaise nouvelle pour alimenter les nuits de sang. C’est du lourd, ça le régale d’avance !

La petite voix intervient : "  Et si un beau gros mensonge arrangeait l’affaire ? Tu es experte en la matière depuis longtemps, non ? Un début d’incendie, une gastroentérite, une panne Internet, ton père retrouvé mort …"

-        Il est déjà enterré depuis longtemps dans ma mémoire, mon père !

-       Il est impératif que vous agissiez avec diligence et habileté, Madame ! ajoute Louis.

Il toussote tandis que ses yeux balaient le plafond de gauche à droite. C’est la technique des visuels ! snobe la petite voix.          

-       Madame, une idée des plus ingénieuses me vient à l’esprit. Le destin a placé entre vos mains une plume de paon, sachez en tirer tout le lustre qu’elle promet !

L’œil de paon posé sur la commode acquiesce d’un regard enjoué. Une ébauche de sourire se dessine alors sur les lèvres d’Emma.   

-       Louis, vous êtes un visionnaire, que serais-je sans vous ?

-       Hâtez-vous, Madame, de quérir audience auprès de la direction et faites-lui savoir que vous tenez entre les mains la clé du triomphe de Carmen !

Tremblante, Emma tape les chiffres sur le portable. Le jeu de ses doigts n’a jamais été aussi lent.  

-        Allo, la Monnaie ? Ici Emma Pasquier, modiste. J’avais rendez-vous avec la direction… 

-       Un instant, je vous prie…

Petite mise en attente sous la musique envoûtante du boléro de Ravel. Dix longues minutes à se vider l’esprit sous l’emprise de la caisse claire, des cordes pizzicato et de la flûte. Le temps d'arrêter le temps, de prendre une pause salvatrice .

-       Allo, Mademoiselle Pasquier ? Le directeur, à l’appareil... Je crois que votre absence d’hier a marqué votre désintérêt pour notre collaboration. Sachez que la créativité se nourrit de rigueur et de ponctualité. Vous avez brisé un contrat tacite, Mademoiselle.

La voix est froide, distante, déterminée. 

-       Monsieur Gaetano, croyez bien que tout ceci est un malheureux concours de circonstances ! Donnez-moi UNE seule chance de vous prouver que je tiens entre les mains la clé du triomphe de Carmen !

Louis lève le pouce et cligne de l’œil. 

                                                                                                    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4 commentaires:

  1. Bonjour Colette,
    Un cauchemar, un oubli, un clin d'oeil !
    Le sort serait-il en train de tourner pour Emma ? Je le souhaite !
    Ton texte est vif, alerte et se lit d'une traite, passionnément.
    Toujours cette précision des langages, un plaisir !
    La pointure 44 est donc bien celle d'un homme mais on n'en sait pas plus, c'est frustrant. Sera-t-il malgré lui un des éléments de la réussite du projet Carmen ? Je me le demande...
    Et Zoé va-t-elle encore intervenir ? Elle a pris de la place...
    Brave Louis qui encourage sa petite voleuse !
    A te lire pour la suite,
    Bien à toi,
    Jan.

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  2. Bonjour Colette,

    Cela valait la peine d’attendre pour découvrir cette scène de panique très réussie. Emma partagée entre la petite voix culpabilisante de son surmoi et les interventions rassurantes de Louis à qui elle reproche son paternalisme mais qu’elle est tout de même bien contente de trouver pour la rassurer.
    Quant à la qualité de l’écriture, pareille à elle-même : brillante.
    Pour rappel, dans ton sixième texte sous le signe du bleu, un personnage de pouvoir – privé ou public – viendra en aide à Emma. Bonne nouvelle, n’est-ce pas ! Mais attention, ce n’est pas encore le dénouement.
    Bon travail,
    Liliane

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  3. Bonjour Colette,

    Aah bon dieu, quel rythme dans ton texte, il nous emporte. Beaucoup, beaucoup aimé.

    Quant à l’écriture, un tout grand bravo également, elle est brillante, n’est-ce pas Liliane.

    Quant à Louis, j’ai l’impression – je devrai lire l’entièreté de ta nouvelle – qu’il a un langage qui date du 18eme siècle. De plus, « tu veux finir à l’échafaud » comme Marie-Antoinette. Euh , tout de même la peine de mort est abolie en France depuis de longues années tout comme en Belgique.

    Quoi qu’il en soit. Félicitations. J’ai vraiment beaucoup beaucoup aimé ton texte et j’attends la suite avec une certaine impatience.

    Cordialement, Christian

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  4. Bonjour Colette
    Et voilà, c'est parti, elle dort, mal mais elle dort, l'effroi l'éveille, elle court, elle s'envole, foi de paon, ou presque, elle est prête à mentir, tout cela sous une plume enjouée : très agréable à vivre, à lire. Et le Louis XVIII a le juste mot là où il le faut.
    Il semble donc bien que l'oubli soit parfois utile aux désargentés.
    Merci pour ce texte très envoyé.
    Très cordialement
    Patrick

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Bonjour, Qui peut me dire pourquoi la photo insérée dans l'ensemble de mon texte ne veut pas apparaitre dans mon copié-collé?  Comment f...