Le loup et l'agneau
Emma file à pas feutrés vers la cour extérieure. Personne. Mais des traces de pas sur les dalles ne laissent aucun doute: quelqu’un a escaladé le muret.
« Encore un petit malfrat qui voulait monnayer ses joints ! Il s’est trompé de banque! » maronne sa petite voix.
Zoé, arrivée en renfort, y va de son évaluation.
- Du 44 , j’en mettrais ma main à couper !
Tandis que le souffle du vent joue avec les plumes et les éparpille dans la pièce, Emma ne bouge plus, figée devant ce désordre qui soudain prend le goût du passé. Un film se déroule devant ses yeux, un film qu’elle seule a vu, un film dont elle était l’héroïne. Et ce, malgré elle. Le visage blême, les mains tremblantes, elle s’agenouille devant la boite en velours de soie.
- Tout va bien, mademoiselle ?
Aucune réponse.
Une version revisitée de la Princesse au petit pois défile sur l’ écran. Emma a neuf ans, peut- être dix.
Ça sent la térébenthine et le bois sec dans le garage. Son père, penché sur l'établi, trie les plumes d'oiseaux récoltées au hasard de ses balades et de ses échanges. Depuis des semaines, il lui apprend comment les reconnaître : l’oie pour sa douceur, le geai pour son élégance, le faisan pour sa magie des couleurs, le paon pour….
Mais ce matin-là, le visage du père est fermé, ses gestes sont brusques et ses paroles, n’en parlons pas. Si, parlons-en !
Il serre dans sa grosse paluche une douzaine de pennes. A la façon dont il les maintient, on le prendrait pour un magicien qui déroule un jeu de cartes. D’une voix rauque et cassante, il lui lance :
- A toi de trouver la plume de colvert mâle. Observe bien avant de me répondre. Tu sais que tu n’as qu’une seule chance ! Ne te trompe pas !
Les yeux écarquillés, Emma lève les sourcils, se mord les lèvres, hausse les épaules de façon compulsive, puis enroule longuement une mèche de cheveux dans ses doigts. Elle a l’impression de chercher une aiguille dans une botte de foin. Elle sait que les mâles ont des couleurs vives, mais pour le reste, ça fait un sacré méli- mélo dans sa petite tête.
- On ne va pas y passer la nuit ! grogne l’homme.
Les yeux noirs du père rencontrent ceux de l’agneau dévoré par la peur, la peur de se tromper, la peur de décevoir. Alors, l’enfant tire dans le tas pour clore le supplice et d’un air inquiet lève lentement une plume … une plume de paon.
Un rire gras s’échappe de la bouche du collectionneur pendant qu’un poing de boxeur s’écrase sur l’établi.
- C’est bien ce que je pensais ! Tu as vraiment un petit pois dans la tête, ma parole ! Et il grossit à vue d’œil, je te le dis ! Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de toi ?
Emma se bouche les oreilles. De gros sanglots secouent son corps quand le mot FIN apparaît.
- Que se passe-t-il, mademoiselle Emma ?
- Juste une vieille histoire, Zoé !
Au fond de la boite, un oeil de paon la dévisage. La petite fille fait face au talisman enfoui depuis longtemps dans son coffre à secrets. Elle s’en empare comme d’un doudou que l’on retrouve après une longue absence.
Zoé s’approche et la relève. Elle ne lui pose aucune question, se contente de s’extasier devant la plume.
- Quelle merveille ! Elle doit venir de loin !
- On se revoit un peu plus tard, Zoé ? Merci de votre visite !
En voyant réapparaître Emma dans l’atelier, Louis comprend que quelque chose d’important s’est passé. Elle tient fermement la plume contre sa poitrine et s’assied face à son confident.
Des vibrations traversent le silence durant de longues minutes puis les mots se libèrent enfin.
- Je vous sens bouleversée, Madame et je lis dans votre âme un trouble d'une rare intensité.
- Le passé m’a rattrapée, Louis. Je serai toujours la princesse au petit pois !
- Une princesse au petit pois est éveillée à ce que d’autres ne voient pas, Madame ! L'emblème de vos tourments fera votre force. Et si le passé vous pèse encore, laissez-moi être la main qui soulève le matelas !
Bonjour Colette,
RépondreSupprimerHeureux de te retrouver !
Le cambrioleur chausse du 44 ? Qui peut-il être ? Il a tout retourné, n'a sans doute pas trouvé de richesses mais a violé la boite au souvenir...
Louis promet un mieux, je l'espère car Emma me plaît bien. Si je comprends bien, elle doit s'inspirer de cet oeil de paon pour ses créations ?
L'homme au 44 va-t-il réapparaître ou n'est qu'un détail culpabilisant à la suite du vol du miroir ?
Ton texte est mené tambour battant, efficacement, sans fioritures !
Que c'est agréable.
Vivement la suite,
bien à toi,
Jan.
Bonjour Colette,
RépondreSupprimerC'est le souvenir d'une plume qui pèse lourd!
Je comprend que les plumes ont toujours fait partie de sa vie.
Je me demande si cette intrusion est un hasard ? Pointure 44 celle d'un homme ou d'une femme? Reviendra t il ou elle? Il y'a deux témoin à cet incident petit Louis et Zoé... Est-ce le premier incident?
Est-ce qu'il y'en aura d'autres dans ce cas pourquoi?
Super!
Bon dimanche.
Nadera
Nadera
Bonjour Colette,
RépondreSupprimerComment Emma va-t-elle tirer parti de l’œil de la plume de paon pour ses chapeaux et pour chasser le "mauvais œil" que son père lui a laissé en héritage ? Mais en fait, il est toujours vivant ?
Il semble qu'elle puisse compter sur la discrète Zoé et sur le jugement positif de Louis XV.
Ce souvenir est poignant et crédible.
A bientôt,
Gisèle
Bonjour Colette,
SupprimerUne scène émouvante, un souvenir qui livre une clé sur le personnage d’Emma, sur sa fragilité, son manque de confiance en elle : un père/ogre, aimé et redouté menace permanente.
Mais le miroir est là, père de remplacement, compréhensif, empathique, encourageant.
Et le suspense se charge maintenant du visiteur à la pointure 44.
Je ne reviens plus sur le charme de l’écriture.
Dans ton sixième texte – que tu publieras quand tu pourras – sous le signe du bleu, un personnage de pouvoir – privé ou public – viendra en aide à Emma.
Bon travail,
Liliane