dimanche 8 décembre 2024

  

La rumeur


Elle a mal dormi, a ruminé durant des heures, s’est retournée cent fois sur l’oreiller et a fini à terre sur la carpette quand un policier l’a surprise la main dans le sac et l’a exhibée sur la place publique, menottes aux poings, en criant au scandale. Pour couronner le tout, sa petite voix a ajouté son grain de sel « Ça ne te portera pas bonheur, ma fille ! »

Le réveil sonne. Elle lui exploserait bien la tête. Elle est en nage. La douche et le petit coup de blush ne suffisent pas à lui redonner un coup d’éclat et le café serré a du mal à la remettre d’aplomb. Pourtant, elle n’a pas une minute à perdre, Madame Lagrange vient à 11h pour l’essayage de son Fedora.

 

Dans l’atelier, Louis XV a trouvé sa place sur la petite commode face à une bergère. Il trône, entouré des créations d’Emma : chapeaux cloches, canotiers, bibis, bérets, capelines, serre-têtes et panamas. Le séducteur est aux anges. « C’est un grand honneur, Madame, que d’avoir été l’objet de votre larcin ! »

Alors qu’Emma coud une bande de satin sur un chapeau en feutre, le portable s’époumone. Elle jette un coup d’œil à l’écran, le nom s’affiche. 

– Mademoiselle Pasquier, ici Georges !

Le visage de la jeune femme se rembrunit, les appels de son comptable sont souvent déprimants. 

– Tout va bien, Georges ? 

– C’est un euphémisme, mademoiselle ! J’ai vérifié vos comptes et ils n’ont pas bonne mine! 

– Vous me faites peur, Georges ! 

– J’ai revérifié deux fois mes calculs, mais je vois rouge ! 

–  Qu’est-ce que ça veut dire concrètement ?

– Que vous avez largement dépassé le découvert !

Emma porte une main à son front. Elle sait que le mois dernier elle a craqué pour de l’abaca, de la soie des Indes, de l’organza et des plumes exotiques, tout ce qui sublime les chapeaux. 

– Mais, je n’ai rien de côté en ce moment pour combler le trou ! Les clientes paient le solde en fin de parcours. Elles n’achètent pas un chat dans un sac, Georges ! 

– Et pourquoi pas ? Résultat des courses, vous voilà dans le pétrin ! 

– Un petit découvert peut vite être renfloué, non ? 

–  Petit, petit, c’est vous qui le dites ! Vous risquez même la saisie !

Et le comptable enfonce le clou.

– Le bruit court que vos fournisseurs vous tournent le dos ! 

– La Monnaie doit me contacter pour la prochaine saison, alors... 

–  Les promesses ne nourrissent pas, mademoiselle ! A moins de faire un casse, il vous faut trouver des liquidités rapidement. Peut-être que votre père…. 

– Plutôt me prostituer, Georges ! 

– Oublions cela ! Alors, il vous reste à user de vos charmes auprès de la banque, mais ce sera sûrement temporaire, restons réalistes ! 

– Mon petit Georges, vous êtes le seul à pouvoir me sortir de ce merdier ! L’atelier, c’est mon bébé, vous le savez !

 

Emma peine à respirer. Depuis longtemps, elle se leurrait, croyait être l’étoile montante. Du vent, ce n’était que du vent ! 

Elle s’enfonce dans la bergère. Louis la déshabille du regard. Elle est là, mise à nu, en proie avec ses doutes, ses failles, ses rêves envolés.

 Peu à peu, l’image se voile et une autre Emma surgit, celle de son enfance, mal aimée, rabaissée. La petite grosse, l’accident, la bonne à rien, la honte de la famille. 

Une larme s’apprête à couler quand, tout à coup, la petite lumière clignote sur la gauche.

" Rappelez-vous, Madame, que les roses se relèvent toujours après l’orage ! "

La jeune femme hausse les épaules et soupire. Elle est dans le trente-sixième dessous. 

La petite voix tourne en boucle  « Tu te prenais pour quelqu’un, mais tu n’es personne, ma fille ! Personne ! »

 

Le ciel d’une couleur sale filtre à travers le voilage de l’atelier et dessine des ombres sur les murs. Les tables garnies de rubans de soie, de dentelle, de maille de crin et de tulle semblent figées, les chapeaux posés sur leurs supports sont effondrés.

La sonnette retentit. Emma enfile un sourire. The show must go on.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

8 commentaires:

  1. Bonjour Colette,
    Diable, la petite voix charmeuse du début devient une petite voix méchante ! Je me trompe ?
    Emma, aux souvenirs douloureux qui la hantent toujours, entend donc une petite voix ! Depuis quand entend-elle cette ou ces voix ? Le traumatisme de son enfance ?
    Des dépenses somptuaires (quoique...) et déjà une faillite ?
    Elle n'est vraiment pas chanceuse, notre Emma. Dommage car elle me semble bien sympa pourtant.
    Le dialogue est vif, très crédible. Le rêve, au delà du petit larcin, révèle sans doute une culpabilité plus ancienne. Pas que la grossophobie, sans doute cet accident à peine cité ?
    Vivement la suite et des éclaircissements !
    Bien à toi,
    Jan.

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  2. Bonjour Colette
    Sombre journée pour Emma…Après une nuit de même teinte. Mais bon, voilà, quand on joue avec le feu, quoi de plus normal !
    Ce petit Louis…quelle bonne idée : le voici devenu un « personnage ». Comme le suggérait Liliane. Puis il y « la petite voix », et ensuite George. Voilà du monde.
    Ce « cher » George n’est pas tendre, mais réaliste : ayant les pieds sur terre, les chiffres en mains, il tire la sonnette d’alarme. On assiste un dialogue avec deux teintes : l’une plus que pessimiste, l’autre croyant en sa bonne étoile. Jusqu’à un certain moment. Puis, ça cale : « l’image de soi » s’assombri ; Emma se souvient d’une période dont elle se croyait sortie. « …mais tu n’es personne, ma fille » ! Dur, dur à avaler !
    Se pose la question depuis quand cette « image de soi » négative a-elle-été révélée, et à cause de quoi, à cause de qui ?
    Par ailleurs, depuis quand cette petite voix existe-t-elle ? y a-t-il un lien entre cette petite voie et cette image négative d’elle ?
    Et « ce petit Georges », depuis quand la connait-il ? Et est-ce uniquement dans le cadre de la compta qu’il la connait, vu qu’il connait le « père » d’Emma apparemment ?
    En tout cas, quoi qu’il en soit, « que le spectacle continue » !!!! Rideau !
    Merci beaucoup
    Patrick

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  3. Bonjour Colette,
    Très beau texte concentré on y apprend pas mal de choses.
    Depuis quand refuse t'elle l'aide de son père et pourquoi? Qui est son père?
    Depuis quand fait elle ce métier? Depuis quand collabore t elle avec la Monnaie?
    J'aime beaucoup l'univers de ton personnage.
    Merci.
    Nadera

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  4. Bonjour Colette,
    Merci pour ton commentaire détaillé.
    Merci aussi d'avoir bien vu le "vert, j'espère" et le "printemps" !
    Bien à toi,
    Jan.

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  5. Bonjour Colette,
    Depuis quand Emma n'a-t-elle plus de contact avec sa famille ?
    Et cependant, la petite voix, c'est leurs voix anciennes qui la poursuivent et contribuent encore à détruire l'image d'elle qu'elle voudrait bonne. Depuis quand en a-t-elle conclu que pour prouver sa valeur elle doit travailler énormément ? Et presque de manière compulsive car le bénéfice financier ne semble pas être sa motivation principale. Ne pas prévoir la viabilité de son entreprise, s'en remettre à son comptable, c'est ne pas protéger son "bébé". Sa façon de se saboter...
    Son miroir baroque, son Louis, son séducteur lui sera-t-il d'une grande aide pour la restauration de l'image de soi de la délicate Emma ?
    On ne demande qu'à voir car c'est ce qu'on lui souhaite.
    A bientôt !

    Gisèle

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  6. Bonjour Colette,

    Un bonheur de lecture teinté de gris comme le demandait la consigne. Comme les remarques d’un comptable sont pénibles pour une artiste comme Emma ! Très habile, ta manière de couper le dialogue par un court passage tout de légèreté qui évoque l’ambiance de l’atelier de modiste. Cette construction vaut des pages d’explications psychologiques.
    Tout aussi efficace et discrète l’évocation de la blessure d’enfance qui a entaché l’image de soi d’Emma et nous livre déjà une clé de son comportement adulte.
    Enfin les derniers paragraphes, toujours ce contraste entre la grisaille ambiante et la légèreté des matières que travaille l’artiste.
    Et ce sourire qu’Emma « enfile » comme un vêtement de scène. Une trouvaille.
    Un détail de typographie :
    – C’est un euphémisme, mademoiselle !
    – J’ai vérifié vos comptes et ils n’ont pas bonne mine!
    L’ensemble forme la réplique de Georges. Donc :
    – C’est un euphémisme, Mademoiselle ! J’ai vérifié vos comptes et ils n’ont pas bonne mine!

    Dans ton prochain chapitre, sous le signe du jaune, un personnage rencontré par hasard donnera des conseils à Emma.
    Bon travail,
    Liliane

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  7. Bonjour Colette,
    Bravo pour cette ambiance d'atelier de modiste qui me fait penser aux débuts de Coco Chanel quand elle s'appelait encore Gabrielle...
    Qu'est-ce qui pourrait la sortir du pétrin ? Un banquier au regard ténébreux pas du tout insensible à ses charmes et qui lui accorde un délai ? Un héritage inattendu ?
    J'attends la suite et suis impatiente de découvrir comment ton héroïne va se sortir de ce mauvais pas.
    Cathy

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  8. Emma, la nouvelle Fabienne Delvigne en devenir ? Pour l'heure, si elle en a le talent et l'ambition, elle n'en a pas encore la réputation qui ferait sa fortune.
    Qui pourrait l'aider ? Fabienne Delvigne elle-même, la vraie, qui cherche une assistante et aurait remarqué un de ses chapeaux à un mariage ou à un cocktail ? Evidemment, tu pourrais changer son nom. Ou une amie qui a perdu ses cheveux (à cause de l'âge ou de la maladie) et qui ne veut pas entendre parler de perruque ? Elle se lancerait dans le chapeau original et confortable pour redonner le moral à ces personnes.
    Un monde de fanfreluches ? Moins qu'il n'y paraît, on ne soigne pas que des corps!
    Vite, Colette, la suite !

    Marie-Claire

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Bonjour, Qui peut me dire pourquoi la photo insérée dans l'ensemble de mon texte ne veut pas apparaitre dans mon copié-collé?  Comment f...